La France et l’Afrique
par Patrick Samuel



La décennie écoulée a été marquée par un relâchement un peu honteux, voire un abandon  coupable de nos liens avec ce continent noir dont l’histoire et la nôtre sont pourtant liées de manière intime et passionnelle depuis plus de deux siècles. Cette évolution, qui  n’est bonne, ni pour la Corrèze, ni pour le Zambèze, n’est pas tant mue, comme on pourrait le croire, par un cartiérisme de retour, que par des influences extérieures relayées, non sans masochisme, par les déçus de la coopération et du développement.

 

Cette déception  s’appuie sur un constat incontestablement très préoccupant :

 

·        constat d’un échec économique et social généralisé :

 

-la plupart des grandes entreprises étatiques sont en faillite virtuelle;

 

-l’environnement économique  est dissuasif pour un investissement industriel privé d’ailleurs en chute libre : coût élevé des facteurs de production, bureaucratie prédatrice et incompétente, état de droit déficient ;

 

-la production agricole reste insuffisante, en retard sur la croissance démographique, et aussi bien, elle est découragée par les offices étatiques qui préfèrent, en favorisant les importations, s’assurer des recettes fiscales importantes ;

 

-partout, du reste, le secteur dit formel stagne ou régresse au profit d’un secteur informel orienté soit vers une activité de subsistance, servant fort heureusement de soupape sociale, soit vers un grand négoce, plus ou moins maffieux et totalement  ignorant de l’intérêt de la collectivité;

-les systèmes éducatifs sont en dégradation rapide : absence de filières courtes,  sélection laxiste, années « blanches » fréquentes dans les universités, développement rapide d’écoles coraniques aux méthodes très médiocres;

 

-enfin, les efforts d’intégration régionale visant à pallier les effets désastreux de la balkanisation  qui a accompagné les indépendances,  ont des résultats très limités;

 

·        persistance d’une image politique et morale désastreuse

 

relayée vers l’opinion par des ouvrages ou des articles de presse où les affaires africaines associent le comique, le tragique ou le sulfureux : d’un côté des régimes autoritaires, corrompus, irrespectueux des droits de l’homme, en un mot ce qu’il était convenu,  il y a peu encore, d’appeler  « des rois nègres »,  de l’autre  une France cynique, et manipulatrice  d’où  depuis quarante ans, des conseillers occultes, dissimulés dans la pénombre élyséenne,  tirent,  à travers des réseaux multiples et parfois concurrents, les ficelles de ce théâtre de marionnettes marécageux… Je  ne m’étendrai pas plus avant  sur cet aspect des choses, qui correspond à une partie de la réalité, qui n’est pas toute la réalité., mais qui alimente tout un courant d’opinion pour qui la coopération est un scandaleux et inutile gaspillage de ressources.

 

Les explications avancées pour expliquer cet échec peuvent très schématiquement se répartir en deux catégories :

 

·        les explications de type culturaliste :

 

 les valeurs ou les modes de fonctionnement profondément ancrés dans les sociétés africaines seraient à l’origine de l’échec : traditions claniques, castes, poids de la famille, cosmogonie statique,  poids du verbe et pensée magique ;

 

·        les explications socio-politiques et historiques :

 

 le colonisateur français aurait laissé derrière lui des élites avec lesquelles il  est en connivence ; il maintiendrait ainsi sa domination politique et économique à travers l’édifice institutionnel qu’il leur a légué, et qu’elles ont détourné à leur profit et au détriment de l’effort de développement;

La première série d’explications est développée avec plus ou moins de nuances et plus ou moins d’intelligence par tout le monde, ou presque.

 

La seconde est formulée par des responsables et des intellectuels africains, souvent d’opposition, qui veulent ignorer ce que la première peut avoir de vrai ; mais depuis une quinzaine d’années, elle inspire aussi à ceux qu’il est convenu d’appeler les bailleurs de fonds leur nouvelle doctrine de l’aide ; schématiquement, le discours, développé  par les institutions de Bretton Woods, et auquel se sont ralliées les institutions françaises en charge de la coopération et du développement, est en substance le suivant :

 

1-le colbertisme français a entraîné dans une mauvaise voie les dirigeants africains ;  il faut leur faire découvrir les vertus de l’ultra-libéralisme ; c’est la réforme économique…

 

2-de toute façon, on n’obtiendra rien des dirigeants africains sans leur tordre le bras : c’est la réforme morale …(j’emploie cette formule à dessein, car dans leur superbe,  les idéologues de la Banque mondiale se considèrent  investis d’une mission de rédemption de l’Afrique pécheresse…)

 

Il faut donc conditionner l’aide  à un double effort d’ajustement :

 

-un ajustement financier répondant aux critères de rigueur imposés par le FMI : restrictions budgétaires drastiques passant par la réduction de la dépense et en particulier de la masse salariale, et politique du crédit restrictive; l’équilibre s’est en fait rapidement réalisé au travers des  concours budgétaires systématiquement accordés par la France pour combler les déficits, jusqu’au jour où la France a pensé sortir de ce piège en acceptant une dévaluation de 50 % du FCFA en 1994 ;

 

-un ajustement économique  à moyen et long terme, inspiré depuis Washington par la Banque mondiale, s’appuyant sur un train de privatisations , un démantèlement des protections  contingentaires et tarifaires, et une déréglementation  des prix et des salaires  s’inscrivant dans le cadre d’un rétrécissement substantiel du rôle de l’Etat , et à la réalisation scrupuleuse duquel serait strictement conditionnée toute aide multilatérale; sur ces ruines, on verrait bientôt croître et se multiplier les libres entrepreneurs africains,  sortis par génération spontanée d’un secteur informel enfin créateur de richesses;

Toutes les institutions françaises s’occupant de coopération et de développement se sont ralliées à corps perdu à cette nouvelle politique, venue d’Outre Atlantique :

-au Ministère de la Coopération, peu à peu transformé en sous-ministère de troisième rang, le paternalisme affectueux des année soixante et soixante dix avait peu à peu laissé place à un sentiment d’échec et à un grand désarroi : on s’y sentit un peu honteux mais  soulagé de passer la main aux institutions de Bretton Woods, même si pour beaucoup c’était sans illusion ;

-au Trésor où la rue Monsieur était considérée avec un mélange de condescendance mais aussi d’agacement lorsqu’elle avait encore du pouvoir  grâce à l’Elysée, et où l’idéologie était forcément celle du moment, c’est à dire  libérale, on se dit que Bercy allait enfin pouvoir faire la politique de la France en Afrique, cette politique fût elle définie à Washington…Aussi bien, on y rappelait volontiers que la France n’était que le quatrième actionnaire  de la Banque et du Fonds et qu’elle pouvait d’autant moins contester un système international qu’elle en était membre, et même auteur, et qu’elle en dépendait pour des enjeux financièrement plus importants sur d’autres zones du monde . Au demeurant,  pour un nombre important de fonctionnaires de Bercy, l’idée que la France puisse avoir une politique singulière en Afrique  voire tout simplement une politique étrangère,  est une extravagance surannée…

-les Affaires étrangères, pour leur part, n’avait jamais eu grand mot à dire dans la politique africaine; et après tout, de la « normalisation » en cours sortirait peut-être l’absorption de ce ministère de la coopération qui leur faisait la nique depuis trente cinq ans.

-à la Caisse française de développement enfin, on était impressionné par la cohérence doctrinale des institutions de Bretton Woods, la puissance de leur logique d’expertise à l’anglo-saxonne, la sophistication de leur outil statistique,  la force probante  de leur matériel documentaire; et puis, on souhaitait prendre du champ avec « les pays du champ » : la mode était alors à la Russie,  aux PECO,  et à l’Asie du Sud Est  où l’herbe était sans doute plus verte, et où la CFD  avait hâte de développer de nouvelles agences pour jouer dans la cour des grands et plus seulement dans un pré-carré africain irrémédiablement clochardisé…

 

Bref, on n’allait désormais plus faire un pas sans « s’être mis d’accord avec  la Fonds et avec la Banque », et  les responsables africains  découvrirent avec un certain effarement que leur protecteur traditionnel était désormais en position de suiveur, et dans le meilleur des cas, de cogestionnaire  et de médiateur,   par rapport aux institutions de Bretton Woods.. Ces dernières, très habilement, et singulièrement la banque mondiale, ont ainsi accrédité l’idée qu’ils étaient des organismes de développement alors qu’il sont, au plein sens du terme, des organismes bancaires : ils prêtent, à des taux  souvent élevés, et se remboursent !

 

Cette politique n’était bonne ni pour la France, ni pour l’Afrique :

 

1-Une politique contraire à nos intérêts :

 

11-les institutions de Bretton Woods, et singulièrement la Banque mondiale, mettent en oeuvre, comme il est normal, l’idéologie de leur actionnaire principal : les Etats -Unis ; or, ce n’est pas céder à la paranoïa que d’observer que notre présence en Afrique exaspère ces derniers pour deux raisons ; la  première idéologique : la superpuissance, désormais unique, supporte mal qu’un autre qu’elle dispose de ce qu’il est convenu d’appeler « une zone d’influence », et si elle le tolérait jusqu’ici, c’est parce que la présence française lui paraissait  faire pièce à une menace de déstabilisation soviétique ( l’arc Kissinger de la fin des années 70 / début des années 80) ; cette menace a maintenant disparu… La seconde économique : l’Afrique,  n’en déplaise à certains analystes condescendants, est potentiellement très riche aussi le bien sur le plan agricole que sur le plan énergétique et minier (je ne pense pas seulement à l’Afrique du Sud qui bénéficie aujourd’hui d’un  engouement , comme on aime en éprouver épisodiquement dans ce pays…); dans vingt cinq ans elle comptera un milliard et demi d’habitants ;  la France dispose de positions dont ses concurrents souhaitent l’éliminer : c’est un jeu légitime ; ce qui l’est peut-être moins c’est qu’une organisation internationale, dont les représentants en Afrique tiennent ouvertement un discours anti-français, en fixe  les règles  à notre nez et à notre barbe, et surtout, que nous jouions ce  jeu  là .

 

12-la politique de coopération mise en place au début des années soixante par le Général de Gaulle, est une composante importante de notre politique étrangère : elle constitue un levier de notre diplomatie; n’est ce pas pour nous une chance exceptionnelle  qu’un continent tout entier  nous soit aussi proche par la géographie et par les liens historiques et culturels ; faut-il être myope pour ne pas voir que parmi les cartes en notre main  pour  rester une grande puissance, notre qualité de membre permanent du Conseil de Sécurité,  l’appartenance au club nucléaire et spatial, la francophonie, il y a aussi cette présence et ces amis dont nous disposons sur ce continent encore jeune, turbulent, mais plein d’avenir, qui contiendra un milliard et demi d’habitants dans vingt cinq ans. 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      13-pour des raisons évidentes enfin, nous n’avons pas intérêt à le voir devenir un foyer de drames et d’exode, dont l’absurde politique du « limes », je veux dire des lois anti-migratoires,  serait bien impuissante à  nous isoler.

 

2-une politique calamiteuse pour l’Afrique :

 

21-l’Afrique a perdu sa souveraineté au profit d’une expertise internationale, qui lui impose « ses conditionnalités » dans la totalité des activités de l’Etat, et pas seulement économiques, puisqu’on a vu apparaître le concept de « conditionnalité démocratique », à géométrie Ô combien variable, selon les pays et les continents ;

 

22- l’aide au développement  est en partie désormais consacrée à entretenir une bureaucratie internationale, et ses agents locaux, par le biais de la sous traitance des études et de l’assistance technique, pléthorique, et royalement payée ; le personnel politique des Etats africains se recrutant de plus en plus dans le vivier des technocrates passés par le FMI et la Banque mondiale, la pérennité du système est assurée…

 

23-la Banque mondiale procède à la captation des éléments des hautes fonctions publiques nationales, en leur garantissant des traitements de standard international (dans le même temps qu’elle enjoint aux Etats africains de réduire les salaires de leurs administrations).

 

24-la destruction méthodique des services de l’Etat, si imparfaits fussent-ils, conduit au développement du secteur informel, à l’appropriation sauvage des ressources, et à l’amoindrissement de l’assiette fiscale.

 

25-le démantèlement des protections  a débouché sur la disparition des industries locales et une partie de l’Afrique se transforme en gigantesque souk,  contrôlé par des confréries religieuses comme les Mourides ou par de grands négociants aux pratiques plus ou moins maffieuses

 

26-les Etats  sont enfermés dans une relation de dépendance  à l’égard des institutions de Bretton Woods qui les enclint  à l’irresponsabilité puisque ce sont les bailleurs qui conduisent les politiques à mener.

 

L’approche « fustigatrice » du maldéveloppement africain n’a pourtant pas grand fondement :

 

1-elle  oublie de laisser à l’histoire le temps de se dérouler : après tout, l’Afrique Noire dans sa plus large partie, est passée en moins d’un siècle de l’âge de pierre à la modernité : faut-il rappeler qu’en beaucoup d’endroits au siècle dernier les colonisateurs rencontrèrent des hommes nus qui ignoraient l’usage de l’écriture.

 

2-à cet égard, la comparaison entre les pays d’Asie et les pays d’Afrique, faite par certains observateurs, est une absurdité ; les explications d’ordre « culturel » invoquées pour expliquer le succès (aujourd’hui relatif) des premiers l’étaient, il y a quarante ans pour expliquer leur stagnation ! Les explications d’ordre économique sont encore plus contradictoires : le succès des NPI  asiatiques a été successivement récupéré par les organisations multilatérales libérales, puis par les économistes radicaux américains au nom du bien fondé de l’interventionnisme dans la politique économique…

 

3-les donneurs de leçons feraient bien de balayer devant leur porte :

 

31-les institutions de Bretton Woods ont montré leur incapacité à prévoir et à gérer les crises russe et asiatique : le moins qu’on puisse dire est qu’elles ont été des experts peu avisés …

 

32-elles ont largement aidé en leur temps des régimes peu démocratiques et autrement prédateurs que les régimes africains, comme le régime Suharto ; elles l’ont fait sans conditionn,alité politique aucune ce qui relativise la portée du discours moral qu’elles peuvent tenir en Afrique.

 

33-s’agissant de la corruption, qui gangrène les Etats et les institutions européens, elle est un phénomène mondial et pas seulement africain ; encore en Afrique correspond -elle en partie à un système de redistribution des revenus, ce qui n’est absolument pas le cas en Europe. Certes il s’agit là d’un phénomène grave puisqu’il contribue à générer une économie à coût élevé , à substituer une logique économique fondée sur les détournements de fonds à  la rationalité économique courante et des règles sociales fondées sur le délit économique aux règles du droit. Mais entre les pratiques africaines et les nôtres en ce domaine, il y a aujourd’hui plus une différence de nature qu’une différence de degré.

 

Conclusion :

 

 Il n'est de politique qui vaille que celle qui serve intelligemment nos intérêts de puissance. Notre ambition doit être de préserver notre influence et notre présence singulière dans le pré carré francophone et de les élargir au reste de l'Afrique.  A l’égard de ce continent compliqué, pour paraphraser une formule célèbre, il faut donc promouvoir quelques idées simples : protéger les secteurs productifs et réprimer durement les importations frauduleuses; libéraliser les circuits économiques internes; développer et stimuler à outrance les exportations ; faciliter et encourager financièrement la venue en France d’étudiants, appuyer toutes les initiatives qui relèvent du développement autocentré, et surtout promouvoir sérieusement l’intégration régionale : c’est, en effet, la balkanisation des anciens territoires d’AOF et d’AEF qui est la cause première du retard de la décolonisation économique : le fédéralisme avait l’énorme avantage, en groupant des monocultures territoriales, de réaliser une économie fédérale diversifiée. Grâce aux deux vastes ensembles administratifs, les élites des différents territoires avaient su participer au progrès commun ; elles commençaient à acquérir le sentiment de la solidarité : la loi cadre de 1956, préparée par M. Teitgen et présentée au Parlement par M. Deferre, en territorialisant les institutions, a détruit l’apport le plus efficace de la France à l’Afrique : l’unité fédérale et la libre circulation des personnes sans distinction d’origine ; aussi bien, ces ensembles étaient-ils les véritables héritiers des grands empires qui avaient regroupé les populations africaines (empire du Mali, empire songhaï, royaumes bambaras, royaumes mossi, royaumes mandés, empire d’El Hadj Omar).

Aujourd’hui, quoi qu’on puisse penser du passé, tout en accompagnant les pays africains dans un esprit d’amitié lucide et exigeante, parce que c’est leur intérêt et parce que c’est notre intérêt, nous devons savoir laisser l’histoire s’accomplir et laisser les évolutions socio-économiques se faire en sachant que cela prendra des décennies., ce qui ne signifie pas qu’on  ne puisse être souvent déçu ou révolté par ce qui se passe là-bas. Mais révolté, comme ne pas l'être aussi par cette tendance unanime de la classe politique, à renoncer au rôle que l’histoire et la géographie ont imparti à la France en Afrique, et qui avait inspiré au Général de Gaulle ces belles paroles prononcées devant le Grand Conseil d’AOF : « il se fait tard, restons ensemble, la nuit descend sur le monde… ».