DEUX ENTRETIENS SUR LE PLAN :
@ Henri Guaino, ancien commissaire général du Plan, gaulliste indépendant
ENTRETIEN AVEC
Michel Rocard
Ancien Premier ministre
Ancien Ministre du Plan et de lAménagement du territoire
10 mars 2000*
Monsieur le Premier Ministre, bonjour, et merci davoir accepté de me recevoir dans le cadre de la rédaction de mon Mémoire. Si vous le voulez bien, nous pourrions diviser cet entretien en trois parties : une première où nous passerions un peu de temps sur vos méthodes de travail lorsque vous étiez Ministre chargé du Plan et de lAménagement du territoire, sur votre travail et les relations que vous entreteniez avec votre entourage ; une deuxième partie relative à la réforme de 1982 ; une dernière, enfin, sur les perspectives de la planification française...
Pour commencer, vous aviez déclaré, lors dune émission télévisée, que François Mitterrand, en vous faisant nommer Ministre du Plan en 1982, vous avait mis dans un placard. Pourtant, vous étiez Ministre dÉtat, chargé dun dossier qui constituait une priorité du gouvernement à un moment (1981) où les Français sétaient majoritairement prononcé pour un partage plus équitable de la croissance, une résorption du chômage et donc, pour une économie mieux planifiée. Le mot placard est-il le bon ?
Il faut revenir en arrière pour rappeler que le Commissariat Général au Plan est une création du général de Gaulle qui remonte au début de 1946. On y nomme Jean Monnet, cela se passe juste avant que De Gaulle démissionne. Le premier Plan de développement et de modernisation de la France a été un immense succès mais nous étions en économie de rareté et en économie profondément dirigée. Ce plan navait concerné que six secteurs de léconomie nationale... six qui ont été étendus à huit par la suite (ciment, électricité, charbon
etc.). Mais linstrument de travail pour le succès de ce plan était les licences dimportation, on navait pas dargent, donc on importait peu, donc on avait priorité à lexécution du plan, cétait des crédits bonifiés, bref, il sagissait de la gestion intelligente de la rareté.
Ce que Jean Monnet a réussi à faire à lépoque, et cest tout ce qui permet que la fonction demeure intéressante et mérite quon sen occupe, cétait dorganiser tout cela non pas de lintérieur de lAdministration pour produire de la loi et du décret mais en concertation avec les partenaires sociaux, immense novation, en France, à lépoque. Cela signifie que les patrons, les syndicats, les banquiers, tous les partenaires sociaux, comme on dit maintenant, et les forces vives économiques étaient représentées dans les commissions du Plan et le résultat était une volonté assez largement commune et consensuellement recherchée. Cela fut la première étape.
Dans une deuxième étape, on sort de léconomie de rareté et on entre dès 1952 dans une ouverture plus grande du commerce extérieur et dans une disparition des instruments de la rareté et notamment les licences dimportation, le commerce et limportation étaient devenus libres. Si bien quon a eu un double mouvement : le Plan est devenu extensif à toute la société française, cétait fait pour le troisième plan où on a mis tous les secteurs dedans mais il sest appuyé de moins en moins sur des moyens administratifs de gestion de la rareté entre les mains de la puissance publique et de plus en plus sur la concertation.
Au quatrième Plan, laffaire était presque faite et le Plan était devenu, selon lexpression de Pierre Massé, une étude de marché généralisée et, au fond, sa principale force dexécution était le fait que dans chaque branche ou secteur économique, quand on se demandait quelle allait être la demande qui serait adressée à ce secteur, on lisait le Plan pour y voir létude de marché sur le projet des autres, vous voyez ?
Pierre Massé a conduit pour le quatrième Plan une tentative qui a été détendre le Plan à la programmation des revenus, cest-à-dire plus seulement léconomie physique mais léconomie financière avec la même technique qui était celle du rassemblement général des intelligences, des volontés, et des intérêts. Les choses se sont ensuite un peu diluées et ladministartion a mal suivi lévolution de cet outil de rassemblement de toutes les informations éparses,... cet outil dorganisation de la convergence des volontés à travers une espèce de démarche socratique où, en confrontant les ambitions des fabricants de machines à laver et des gens qui appréciaient la démarche des consommateurs et ceux qui étaient capables de dire les budgets des consommateurs vont moins aller vers la machine à laver et plus vers la santé et les loisirs. Donc, un arbitrage qui pouvait permettre de fixer des orientations qui navaient rien dexécutoires ni dobligatoires mais qui avaient une grande valeur de pondération par la confrontation et lespèce darbitrage entre les contradictions dintérêts.
Donc on avait là un outil superbe et le Plan avait en plus initié un complément de démarche qui était linterrogation de lavenir beaucoup plus long puisque nos plans étaient quinquennaux, et le Plan a poussé à des interrogations sur lavenir à quinze ans, à vingt ans... Je me souviens encore, vers 65, des lancements des études sur 1980,
c'est à dire à quinze ans... et à lépoque, cétait tellement novateur que tout le monde était stupéfait, se demandait si on arriverait à trouver des choses intelligentes. Maintenant, la futurologie et la prospective sont des outils mieux reçus et on sait réfléchir à 25 ans avec des plausibilités. Naturellement, on ne prédit pas lavenir, mais on peut prévoir les tendances lourdes et sélectionner celles qui sont déplaisantes ou dangereuses pour essayer de construire des anticorps. Autrement dit, ce travail permet de changer ce qui va se passer et de faire que lavenir quon se construit sera différent de ce que donne une prévision avant lintervention.
Mais au milieu de tout ça, un autre événement se passe, cest que le Ministère des Finances que De Gaulle voulait casser à la Libération en créant à côté un grand ministère de léconomie nationale - vous vous souvenez de cette histoire - le
Ministère des Finances restait le gestionnaire du budget du trésor et des impôts et tout le reste, léconomie nationale, laspect politique industrielle, laspect politique des revenus, le commerce extérieur, tout ça était installé Quai Branly et faisait lobjet du Ministère de
l'Économie nationale auquel on avait voulu donner tout le prestige. Mais le ministère de lÉconomie nationale a été géré initialement dans une espèce de revanche administrative contre Rivoli qui est devenu Bercy. Il sest alourdi, bureaucratisé, règlementarisé alors que le
cœur de lÉtat cest quand même le budget, les impôts et le Trésor, et il a perdu cette partie. En deux ou trois décennies, cétait fait, le ministère de lÉconomie nationale est devenu une espèce de secrétariat dÉtat ou dannexe incorporée au Ministère des Finances, tout ça ré-intégré Rue de Rivoli et la grande Bastille des finances a repris tout son commandement, ce qui a naturellement satellisé le Plan. Vous avez dautres détails de lhistoire administrative : dans les débuts, le Plan était auprès du Premier Ministre et il y a des phases de notre histoire où on a rattaché le Plan et son Commissaire au Ministère des Finances,
c'est à dire un Ministère parmi dautres, donc il perdait sa vocation arbitrale et il avait toutes les difficultés, par exemple, a créer avec des Commissions de recherche signées Rivoli des commissions de réflexion sur lévolution de la santé ou de lagriculture parce quà la Santé ou à lAgriculture, on disait si Rivoli parle, on va pas pouvoir réfléchir tranquille... il auront les pieds sur toute idée que la dépense pourrait augmenter et ils biaiseront la réflexion.
Cest au terme de toutes ces évolutions là que François Mitterrand me nomme en 1981 - javais été candidat à la candidature contre lui un bref moment, ça ne crée pas des amitiés, et puis javais surtout affiché un désaccord général avec la vision économique quil avait-...Alors il me met Ministre du Plan dans ces conditions là. Il savait très bien quil ny aurait pas grand chose à faire. Alors, en plus, jajoute quun Ministre du Plan, cest une chose idiote. Jai accepté parce que je navais pas le choix... mais le Plan na de chance que sil est auprès du Premier Ministre et sil est vraiment linstrument du long terme dans larbitrage interministériel. Toute autre définition de la fonction du Commissariat au Plan est imbécile. Cest lintroduction du long terme dans la politique courante en situation darbitrage interministériel.
Aucun avantage, donc, à la possibilité nouvelle du Plan de participer aux débats gouvernementaux ?
Non parce que lon a retrouvé des problèmes interpersonnels, des problèmes de méfiance politique, ... Jai été interdit de certains dossiers, je me souviens encore dune anecdote : M. Balladur a fait en 1994 une dévaluation du Franc CFA. Dès 1981, javais compris que la surévaluation du Franc CFA, de ces monnaies locales par leur rattachement au Franc, asphyxiait toutes leurs exportations et quon était en train de tuer les exportations de ces pays, donc de les rendre de plus en plus dépendantes de notre budget, à nous... enfin, de notre assistance. Dons, jai voulu lancer, dès le début, une étude générale sur les avantages et les inconvénients de lappartenance à la zone Franc pour tous les pays qui y appartenaient, les pays dAfrique mais aussi la France elle-même, et cette étude a été interdite par le Ministère des Finances sur demande de Mitterrand. Delors avait trop la réputation davoir la cervelle faite un peu comme moi et dêtre en accord intellectuel avec moi, ça lui donnait le risque dentrer dans la méfiance de Mitterrand et, à ce moment là, Ministre des Finances, il naurait plus pu travailler. Il a surenchéri dans la dureté à mon endroit pour avoir la paix et pour nêtre pas suspect. Il y a même une tragique période où le Ministère des Finances avait reçu interdiction de répondre aux demandes détude qui venaient du Ministère du Plan... Voilà... Vous aurez donc tout compris.
Sinon, en 1982, il y avait trois grandes réformes qui ont appuyé la réforme de la planification : lélargissement du secteur industriel, les lois relatives aux droits des travailleurs et lapprofondissement de la décentralisation. Ce qui mintéresserait de savoir cest quelles étaient vos relations avec les autres ministres en charge de ces dossiers. Avez-vous travaillé ensemble ? Vous mavez déjà répondu pour Jacques Delors mais...
La plupart des ministres dépensiers étaient agréables avec moi, nous travaillions dans de bonnes conditions. Avec Delors, nous étions intellectuellement sur la même ligne mais pas sur la même tactique. Moi, je voulais ouvrir le débat, faire discuter le gouvernement de manière à rendre évident certains obstacles et surtout certaines erreurs possibles. Et Mitterrand interdisait le débat, il voulait décider tout seul.
Il y a une anecdote savoureuse, cest que, jai commencé par proposer avant de lancer les travaux du IX plan, je crois, de faire un plan intérimaire parce que la masse des dépenses budgétaires,... le budget de 1989, le premier quaient fait les socialistes était en augmentation sur celui de 1988 de 27% Nous étions dans la folie noire. En plus, on a choisi pour faire les nationalisations, qui pouvaient avoir leurs justifications économiques (jétais pour le principe), une technique de 100% dans la loi au lieu dacheter des actions sur le marché, ce qui nous a fait payer entre sept et huit fois plus cher quil aurait fallu et qui a coupé totalement ces entreprises de tout accès au marché. Moi jaurais voulu quune partie de leur capital y reste pour quil y ait, au moins, lévaluation de leurs titres comme mesure de résultat et quelles ne dépendent pas que du seul budget de lÉtat pour pouvoir avoir des augmentations en capital, quelles puissent aussi en trouver en Bourse. Budgétiser tout ça demeure une folie noire, on la faite, et du coup, nous faisions subir à léconomie française un déséquilibre tel, quil fallait prévoir les moyens den sortir. Donc, jai obtenu laccord pour rédiger un Plan intérimaire. Mais sur la première rédaction de ce plan intérimaire que jai fourni au Conseil des ministres, tout le monde a été terrorisé de la gravité du diagnostic qui venait du Ministère du Plan, les documents étaient encore secrets et jai été, en plein conseil des ministres, renvoyé à mes chères études et on ma demandé, comme la dit la presse, de ré-écrire ma copie en rose.
En 1983, il a fallu renoncer à toute cette politique dautant que la politique que je discutais sétait traduite par trois dévaluations très rapidement. Ma propre proposition avait été quil aurait fallu dévaluer immédiatement, voire très fortement, dés larrivée en mettant ça sur le dos de nos prédécesseurs, pour prendre une marge budgétaire. On ne la pas fait puisquon était en campagne électorale : on a accumulé toutes les fautes. Alors bref, cela na pas servi à pas grand chose et il ny a plus eu de
Plan... mais je réussissais à faire réfléchir des commissions sur le long terme. On a dû travailler sur la protection sociale, sur les relations avec les travailleurs,
gentilement et sans engager le moins du monde le gouvernement. Tout ça était décoratif... mais, pratiquement, cette conduite a martyrisé le Commissariat au Plan et, en plus, cest très difficile de bien gérer le Commissariat au Plan avec un ministre sur le dos qui nest pas un ministre puissant. Cest même une contradiction dans les termes. Le Commissaire au Plan doit être auprès du Premier Ministre, je nen démordrai jamais...
A propos du budget, votre réforme en 1982 avait rapproché votre ministère de celui du budget puisquil y avait un suivi de lexécution du plan...
Oui, cela, cétait de lécriture, mais la pratique était contraire... Laurent Fabius était un des plus zélés supporters de Mitterrand pour organiser des combats intellectuels et politiques contre moi...
Donc, vous navez pas prévu ensemble annuellement les moyens budgétaires à consacrer aux objectifs prioritaires de la planification ? ...
Non.
Et avec Gaston Deferre ?
A ce moment là de ma vie, jai très peu à faire avec lui au Ministère de lIntérieur pour réfléchir sur la planification.
Aucune concertation sur les lois dapprofondissement de la décentralisation ?
Alors, jai aussi été Ministre chargé de lAménagement du territoire. Mais cela était un additif proposé par Pierre Mauroy qui a tout de suite compris quen tant que simple Ministre du Plan, jétais enfermé. Mitterrand, lui, avait décidé que je serais ministre du plan, point. Alors Mauroy a compris et lui a dit quil fallait quand même que jai lAménagement du Territoire. Le lendemain, au moment des réceptions solennelles des Ministres pour confirmer les attributions, Mitterrand me dit vous aurez donc laménagement du territoire, Mauroy y tient, cest bien, et après tout, vous faites ça très bien, mais, pas la décentralisation, Deferre veut laffaire. Donc, je nai eu aucun contact avec Deferre.
Pour terminer cette partie, quelle place prenait la délégation à léconomie sociale dans la planification dans le temps et dans lespace ?
Oui, cest moi qui lai créée. Elle est un produit de mes décisions mais elle nexiste pas au moment où on fait le Plan intérimaire et le neuvième Plan. De toute façon, cest une délégation dont la fonction était plus réglementaire et organisatrice des relations internes entre les différentes réseaux de léconomie sociale quintervenant sur léconomie globale. Léconomie sociale, cest petit, ça ne pèse, hélas, que 2% du PNB français, bon... cest déjà pas mal, ce nest pas négligeable. Il y a beaucoup à faire pour lui donner du dynamisme, on sen est occupé mais cest complètement extérieur à lactivité de planification. Je lai inventé en plus et latéralement. Javais demandé, dans mon décret dattribution, dêtre chargé, en plus, de léconomie sociale. Mitterrand a accepté, le Conseil dÉtat a désapprouvé cette mention de léconomie sociale dans le décret dattribution me concernant en disant : Cela nexiste pas, créez là dabord et faites la administrer par un Ministre une fois que vous laurez créée. Du coup, jai demandé à avoir la tutelle du Conseil supérieur de la coopération. Cest à partir de cette tutelle que jai pu proposer des choses : cela a été la création du Haut Conseil de léconomie sociale, de la délégation interministérielle à léconomie sociale, du concept juridique de groupement de léconomie sociale qui est à léconomie non lucrative ce que le GIE (Groupement Inter-Entreprises) est à léconomie lucrative. Jai aussi créé lInstitut de développement de léconomie sociale qui nest pas autre chose que la banque de léconomie sociale. Jai pu créer tout ça avant davoir changé dattribution, enfin et heureusement.
ll est intéressant de voir quà chaque fois que lon parle de rénovation du Plan, il y a mésentente entre soit le Premier Ministre et le Commissaire, ce qui fut le cas dHenri Guaino, soit entre le Président et son Ministre, ce qui fut votre cas... En fin de compte, on perd toute volonté politique de changement...
Oui. Mais il ne faut pas seulement une volonté politique. Il faut une intelligence conceptuelle de ce à quoi ça peut servir, cest plus quune volonté politique. Et il faut des dirigeants suprêmes, Président et Premier Ministre, qui aient vraiment le sens du long terme par rapport au court terme. Et...
Mitterrand avait pourtant du temps devant lui...
Oui mais il navait pas lesprit fait comme ça. Mitterrand était totalement étranger à la discipline économique. Cela ne lintéressait pas. Il ny connaissait rien.
Nous abordons maintenant la réforme de 1982 et son contenu. Vu lheure tardive, mes trois questions seront rapides. Tout dabord, quel bilan tirez-vous de lélargissement du domaine de la planification à la culture ?
Cétait très novateur à lépoque. Le bilan est double. Dabord, cela a contribué à garantir un peu la solidité des engagements politiques pris en ce qui concerne le budget de la culture au delà des années suivantes pour solenniser des engagements collectifs... et deuxièmement, ça a aidé à faire passer la culture dans les ministères actifs et à la mettre dans les réflexions sur la ville, dans les réflexions sur laménagement du territoire etc. Mais pas beaucoup plus que cela, ce qui est déjà pas mal.
Deuxième innovation : le caractère plus démocratique qua pu revêtir le Plan par le biais dune Commission nationale de planification et des délégations parlementaires...
Oui, cétait important davoir le soutien des parlementaires là dessus..
Oui... mais comment expliquez-vous leur relatif échec ?
On ne peut pas réussir dans lindifférence générale de la totalité du personnel ministériel sauf moi. Je nai pas pu réveiller le Plan mais il était quasi en hibernation avant, notamment sous Giscard... Pompidou y croyait encore un peu. Il était plus gaulliste étatique. Giscard avait la tête dans le marché et une faible propension à penser à long terme. Il en avait les moyens intellectuels mais pas le souci dy mettre lAdministration.
En bref, des résistances politiques plus que des rigidités administratives ?
Oui... cest la politique qui a cassé le Plan... Enfin, cest aussi le fait que, probablement à lépoque de Pompidou, il ny a pas eu ni les moyens, ni la volonté, ni la capacité, ni les compréhensions... en face
et .. entre les disputes politiques, lintelligence fonctionnelle de la chose et les pratiques administratives, les trois facteurs se cumulent... On na pas installé une cellule du long terme... le mot de Plan est peut-être malheureux en économie complètement
marchande ...une cellule gouvernementale de prospective à long terme dans les
mœurs administratives qui se soit vraiment rendue utile. Mais ça, cest mort bien avant que jarrive. Cest pourtant de plus en plus nécessaire.
En poursuivant lénumération des innovations, on en vient à la prise en compte de lacteur régional...
Oui...
Cest un acteur qui signe des plans avec lÉtat...
... Je suis linventeur des contrats de Plan. Cest tout ce qui reste de cette période.
Oui, cest effectivement une réussite de la réforme de 1982.
Oui, au point quelle est devenue trop à la mode : on fait trop de contrats de plan avec trop dagents. Il faudrait que cela se limite aux régions et aux très grandes entreprises publiques... Aujourdhui, tout le monde veut son contrat de Plan : on fait des contrats de ville, des contrats de pays... et on met de la pagaille et de la dispersion.
On a limpression quil ny a même plus de cadrage au niveau national. Parce que les contrats de plan pouvaient avoir une signification sil y avait une volonté densemble...
Heu ...moi je suis député européen maintenant depuis cinq ans, je ne vois plus fonctionner ladministration de manière quotidienne. Je ne suis pas en état de confirmer ou dinfirmer ce que vous dites. Quand on signe les contrats de plan, on sait quon sengage et au moins le budget sait très bien à quoi il joue...
La France est une étrange nation dont le corpus juridique est énormément centralisé dans la mesure où la révolution française créatrice à la fois de la déclaration des droits de lhomme et de la république a, dans sa méfiance vis à vis du régionalisme hérité de lancien régime, les provinces de lancien régime, a créé les départements pour éclater les régions dune part ( à lépoque elle les a crées petits mais lidée était que le département cétait un lieu où on devait pouvoir aller au chef lieu et revenir chez soi dans la journée à cheval, alors cela explique le nombre. Maintenant cela na plus de sens, je suis de ceux qui pensent quil faut arriver à la suppression des départements. En revanche on a trop de régions... )
Toujours est-il que nous sommes régis par un corpus de règles extrêmement strictes et qui disent que la souveraineté est nationale, quelle appartient au peuple. Aucune section du peuple ne peut se larroger, sous-entendu aucune région, aucune partie du territoire ne peut sattribuer les évolutions des fonctions qui relèvent de la souveraineté nationale. Cela amenait à considérer la totalité des Français plus la totalité des structures intermédiaires quils se donnaient, collectivités locales ou entreprises, publiques, privées, déconomie sociale... comme des administrés, ce qui condamnait lidée dune convention équitablement négociée à souveraineté égale entre lÉtat et un de ses administrés. Longtemps, le Conseil dÉtat a cassé tout accord négocié entre lÉtat et quiconque était de son administration... Formidable ! Au point même que les premières conventions collectives que lÉtat devait négocier avec ses personnels, cest avant la dernière guerre mondiale, ont été cassées par le Conseil dÉtat. Pourquoi ? Parce que la souveraineté nationale ne saurait sengager pour lavenir. La souveraineté peut en effet défaire le lendemain ce quelle a fait la veille. Mais à ce point là, on ne pouvait même plus négocier la paye des fonctionnaires sur longue période. Alors le Conseil dEtat a eu lintelligence dinventer une jurisprudence remarquable qui a distingué entre les contrats passés par lÉtat de droit public et les contrats gouvernementaux de droit privé, autour de lidée que, en droit public, la souveraineté est la souveraineté et lÉtat ne saurait sengager pour lavenir. Les seuls engagements pour lavenir quil est obligé de respecter sont les traités internationaux parce que là, il signe avec une personne morale dégale dignité à la sienne. Il sengage donc à respecter ses promesses. Cela ne vaut pas pour ses propres administrés. Et donc, toute clause de droit public introduite dans un contrat où lÉtat est partie est nulle de plein droit. Mais lÉtat peut décider sur un projet déterminé de se conduire comme une personne de droit privé. Sapplique alors le code civil : les contrats légalement établis font la loi des parties qui les ont négocié.
S'agissant de la paye de fonctionnaires, il y a un acte de souveraineté je décide daugmenter mes fonctionnaire de n sur un délai de... cest un acte de souveraineté. Je peux négocier cet acte de souveraineté unique avec les gars en disant je vais procéder en quatre étapes. Mais sur une seule décision, je passe un contrat qui en comporte quatre...
Alors, sachant cela, quand jai élaboré la loi qui crée la procédure des contrats de Plan, jai eu la précaution décrire dedans que les clauses des contrats de Plan seraient à considérer comme des clauses de droit privé. Subtil ! Je dois ce conseil à Alain Richard, actuel Ministre de la Défense et excellent conseiller juridique auprès de moi. Nétant pas juriste, je ny aurais pas pensé. Alors nous avons eu un résultat sanglant, cest que dans le premier des contrats de plan quon a signé avec lAlsace, il était prévu que le synchrotron, un gros accélérateur de particules, serait en Alsace. Puis vient le moment de le budgéter et de le faire, deux ou trois ans après. Louis Mermaz fait pression sur Mitterrand. Mitterrand décide, sans soccuper de ce quil avait décidé avant, avec un faible souci du respect de la parole donnée, et il le fait à Grenoble. Du coup, la région Alsace a porté plainte devant le Tribunal administratif ou le Conseil dÉtat qui a donné raison à la région Alsace contre lÉtat. Il y a eu, par la suite, quelques compensations. Alors, à travers ce jugement, la justice administrative française a établi que les contrats de plan étaient valides, que lécriture selon laquelle leurs clauses étaient des clauses de droit privé valaient obligation pour lÉtat et lobligeait dappliquer. Alors, on fait quand même avancer les choses... Et maintenant, comme on vient de signer tous les contrats de plan avec les régions (lÎle de France est très fière den avoir eu un bon), ... tout ça est à la direction du Budget .... Donc, on sest concerté pour parler des routes, des tramways, des transports urbains, de la culture, de léducation nationale... tous les ministères ont travaillé.
Alors, un aspect amusant, cest que javais fait - à grand mal mais ils mont laissé faire - une disposition extrêmement novatrice qui était la permission donnée à nos régions de passer des contrats avec des régions frontalières étrangères pour faire éventuellement du co-développement. Par exemple : pour des Lorrains, le problème de lutte contre la pollution, pour des aménagements Wallonie/Nord Pas de Calais, distribution électrique,
etc., des tas de choses... et donc, on a donné à nos régions la possibilité de passer des contrats internationaux sans que lÉtat intervienne. les principaux bénéficiaires de cela, ce sont nos DOM pour qui cétait la possibilité de sinsérer dans leur environnement économique local. Ce qui est intéressant, cest que tout cela était tellement anti-jacobin et anti-traditionnel que Jacques Chirac, en arrivant en 1986, a immédiatement fait annulé cette disposition de la loi de 1982. Et il a fallu que, Premier ministre, je la recrée. Donc elle a été supprimée puis recréée. Aujourdhui, personne ny toucherait. Donc, jai quand même réussi à faire des choses : de mon passage au Ministère du plan, il ne reste que la procédure des contrats de plan et léconomie sociale. Cest déjà pas mal, pour un tel Ministère où javais du mal à arracher toute décision. mais, mettre de lordre dans la macro-économie, ce nétait plus possible. Lécriture du Plan intérimaire est une de mes hontes professionnelles.
Si les régions se sont vu reconnaître la possibilité de signer des contrats de plan avec lÉtat et avec des régions transfrontalières, elles ont aussi trouvé une place dans le dispositif de la concertation organisé par la Commission nationale de planification. Alors que lon comprend facilement la légitimité des syndicats et des organisations patronales, qui est une légitimité horizontale et nationale, on a plus de mal à comprendre la présence des régions qui nont quune légitimité verticale et territoriale. Pouvez-vous expliquer ce choix ?
Vous êtes délicieusement cartésien mais vous lêtes beaucoup trop. Comment voulez-vous que la région Auvergne, ne soit pas pilote sur la politique nationale délevage en montagne ? Comment voulez-vous que la région de Grenoble nait pas des choses à dire sur le développement électronique et lavancée de la France sur les high-tech, il ny a pas que lÎle de France. Comment voulez-vous que la politique portuaire de la France se fasse sans écouter les régions maritimes ? Chaque région, au nom de ses spécificités, a des suggestions à faire et des demandes à faire à la politique nationale qui ne peut pas tout inventer
En guise de conclusion, et puisque nous navons pas le temps daborder la troisième partie de lentretien, pensez-vous que nous allons vers une planification européenne avec des politiques daménagement du territoire pilotées par le FEDER, par exemple ?
Le prix va probablement être un changement de vocabulaire. Le mot de Plan a été trop connoté soviétique, économie administrée etc... Nous ne sommes plus du tout dans une économie administrée, nous sommes sur un marché où lÉtat napparaît que comme fournisseur des règles de la compétition et canalyseur de quelques impulsions avec des signaux majeurs donnés par ce qui fait son secteur public et ses commandes publiques. Ce besoin va se retrouver au niveau européen. Nous aurons peut-être le mot de programmation, celui de prospective collective, quelque-chose comme ça. Mais il est vrai que le FEDER ne peut pas travailler isolément dune vision générale de toute lEurope.... Simplement, tout cela est mineur dans la mesure où le budget de lEurope, cest 1,27% du PIB européen, un budget petit. Lactivité publique de lEurope est insignifiante. Nous ne sommes que dans la régulation...
Et dans une logique de plus en plus poussée dintégration ?
Oui, effectivement. Des théories comme celle du juste retour (I want my money back de Margaret Thatcher) vont séroder doucement.
Monsieur le Premier Ministre, je vous remercie.
EXTRAITS DE LENTRETIEN AVEC
Henri GUAINO
Ancien Commissaire Général du Plan
8 mars 2000*
(...) Durant les deux années que vous avez passé à la tête du Commissariat, avez-vous ressenti une crise de la concertation ?
Je ne sais pas si on peut parler de crise de la concertation. Il y a eu particulièrement peu de concertation pendant la période où jétais au Plan compte tenu de ce quétaient les méthodes de travail du gouvernement. Non, je ne crois pas que lon puisse parler de crise de la
concertation. Pour ce qui est du Commissariat au Plan, cest probablement le seul lieu ouvert où les acteurs peuvent venir discuter de nimporte quel sujet. Le problème cest que pour faire vraiment de la concertation, il faut avoir des sujets à traiter et il faut avoir des enjeux. On nest pas confronté à une crise de la concertation, on est confronté à une crise de la politique dans sa capacité à définir un projet, un dessin, à exprimer une volonté etc.
La concertation pouvait aller de soi dans les décennies précédentes, parce quil y avait un enjeu et un projet. Il y avait, par exemple, la période de reconstruction où les gens se rencontraient pour parler de la reconstruction ; ils savaient où ils allaient et pourquoi ils étaient là. Ensuite on en a fait dans les années dardente obligation parce quil y avait une volonté politique, parce quil y avait la volonté de tracer une stratégie et se sy tenir. Aujourdhui, puisquil ny a plus de politique, on a énormément de mal à réunir des partenaires de concertation...
Et que dire de la représentativité des commissions ?
Oui, mais cela dépend des présidents des commissions. Mais en tout état de cause, sil y avait plus de syndicats, cela ne changerait rien au problème puisque ces commissions ne servent à rien : elles font des rapports, les rapports saccumulent... Le problème nest pas dans la composition des commissions, il est dans lobjet des commissions, dans lobjectif même de la concertation et de la discussion. A quoi cela sert-il daborder pour la
nième fois des sujets sur le temps de travail... pour faire un rapport de plus. Ce nest pas de la concertation, cest une vague consultation. Et puis on ne distingue pas assez dans cette affaire la partie rapport dexpertise dans laquelle on ne peut pas faire grand chose et puis la partie discussion autour dune expertise et sur des orientations à prendre. On mélange tout. Vous avez pu le voir pour le rapport sur le chômage, cétait assez clair. On ma dit mais vous navez pas consulté les syndicats !. Mais cétait un rapport dexpertise, il ny avait pas à avoir de négociation. La consultation, sil devait y en avoir une, devait venir après, cest-à-dire voila, on a fait une expertise, vous en pensez quoi ?
Avez-vous eu limpression de traiter des sujets révélant dimportants enjeux ?
On ne peut pas dire ça. Les questions qui ont été posées étaient surtout des questions dexpertise, par exemple dans lévaluation. Jai eu à évaluer la proposition Rocard, donc on a consulté, on na pas cherché la concertation. On a fait des rapports dévaluation mais il ne sagissait pas de concertation. On peut se concerter sur des mesures à prendre mais lévaluation ne peut pas être en soi lobjet de concertation.
Donc il est possible de dire que la concertation nexiste plus au Plan depuis labandon dun plan qui était le cadre formel...
... Si, il en existe une, mais il sagit de consultation formelle plus que de concertation réelle. Cest une apparence, un jeu de rôle, cest tout.
On est alors loin de lambition de Jean Monnet ou du Général De Gaulle dassocier les forces vives...
Oui... Autrefois il y avait une politique. Maintenant, la vérité cest quil ny en a pas. Autrefois, il y avait un État, et la politique considérait quil fallait résoudre les problèmes contre lesquels elle se heurtait. Le problème de la reconstruction, on ne pouvait pas le repousser : il fallait bien relever les ruines, reconstruire les ponts et remettre les gens au travail. Donc, cela allait de soi.
Doit-on en conclure que le lien est direct entre politique et planification, entre politique et concertation ?
Le lien est évidement direct. la planification ne peut être que lexpression dune volonté politique. Que ce soit dans une entreprise ou dans un autre cadre... La planification est inséparable de la stratégie. A partir du moment où il ny a pas de volonté, pas de dessin... à partir du moment où vous pensez que théoriquement, doctrinalement, idéologiquement, lÉtat ne peut pas et ne doit pas avoir de dessin, de volonté... que la politique est subordonnée à tous le reste, quelle nest plus quune résultante, ce que lon appelle la politique des contraintes
etc., il ny a plus dexercice de la planification. On a même plus de programmation car cela est contraire à une interprétation permanente des contraintes, notamment des contraintes budgétaires. Il ny a plus dengagements à la long terme.
Sinon, analysez-vous des défaillances en matière de réflexion perspective ? Laction du CGP étant concurrencée à ce niveau...
Ce nest pas que le Plan a perdu le monopole de la perspective. Personne ne fait de prospective... Au mieux, quelques-uns se chargent de faire de la prévision. En France, il ny a aucun lieu de prospective.
Mais si lon prend la prévision, on peut se poser la question du bien-fondé dun éclatement des structures. Au moment de la parution du rapport sur les retraites par le Plan, le Conseil danalyse économique du Premier Ministre a fait savoir quelle ne faisait pas le même diagnostic que le Plan à ce sujet... doù de nombreuses confusions, ...
Oui mais il ny a pas de raison que deux rapports différents disent la même chose. Mais le Conseil danalyse économique analyse, en gros, létat dune question dans les réflexions économiques. Il ny a ni prospective ni prévision.
Mais, cet éclatement ne donne-t-il pas lieu à des enjeux de pouvoir entre structures ?
Si, bien sûr. Mais ce nest pas tellement sur la prospective que cela se joue. Car personne nen fait. Cest comme lévaluation : tout le monde en parle mais personne nen fait. Ce sont des sujets parfois un peu dérangeant. On ne peut pas dire quon nen fait pas mais, en réalité on ne pourrait pas ne pas en faire... Il ny a jamais eu beaucoup de prospective. Même autrefois, on confondait la prospective avec la prévision. Aujourdhui, la prospective, cest plutôt la méthode du scénario. (...)
* entretiens réalisés par Gaëtan de Royer
dans le cadre de son mémoire sur Le déclin de la Planification Étatique,
Institut d'Études Politiques de Grenoble, 2000.