L'État-nation, passage obligé de l'antimondialisation

François DEVOUCOUX DU BUYSSON
Essayiste. Dernier ouvrage paru :
Une histoire d'amour, essai sur la République


Le sommet de Gênes a, une fois de plus, démontré l'ampleur de la mobilisation de ceux qu'il est désormais convenu d'appeler les «antimondialisation». Ce mouvement qui réhabilite des notions aussi essentielles que la générosité, l'engagement et le militantisme, longtemps battues en brèche dans nos sociétés individualistes, suscite, sinon la sympathie, du moins l'intérêt.

Pourtant, face aux politiciens décrédibilisés qui gouvernent les grandes puissances et à l'aristocratie de conseillers et d'experts qui les guident dans la voie de l'expansion d'un capitalisme de plus en plus brutal, le mouvement antimondialisation peine à incarner le Tiers-état de la planète. Car, aussi considérable soit-elle, la somme des militants d'une myriade d'associations ne saurait constituer un véritable mouvement populaire. C'est la triste ironie qui s'impose à ces jeunes gens qui n'hésitent pas à parcourir des milliers de kilomètres pour venir gonfler les rangs de ces manifestations chamarrées devenues rituelles: ils ne représentent qu'eux-mêmes.

Les pro et les antimondialisation se rejoignent en effet sur le postulat de base que la dimension nationale est obsolète pour appréhender les enjeux du monde, tant d'un point de vue économique que politique. Incontestablement, il y a là un véritable verrou idéologique que les antimondialisation n'arrivent pas à faire sauter: celui de la nation, assimilée à l'égoïsme, au passé, à l'inefficacité. Or, jusqu'à présent, l'État-nation demeure l'unique cadre d'expression démocratique. Refuser cette réalité équivaut à s'exclure de tout système représentatif fondé sur l'élection, c'est-à-dire sur la souveraineté populaire.

Il s'agit là d'un choix conscient de la part de nombreux militants antimondialisation, comme l'exprime très bien le président d'Attac, Bernard Cassen: «Nous nous situons dans le moyen terme, donc au-delà de l'horizon des mandats électifs, dans la recherche d'un changement des esprits, d'une autre façon de voir le monde en vue de le transformer.» Certes, l'idée de privilégier un travail intellectuel de longue haleine sur l'action politique immédiate afin de favoriser l'émergence d'une conscience citoyenne universelle est louable. Mais, comme le disait Keynes, «à long terme, nous sommes tous morts», et la stratégie considérant qu'une mesure aussi symbolique que «la taxe Tobin sera universelle ou ne sera pas» conduit à coup sûr à la neutraliser. D'ailleurs, son rejet à peine poli par le Parlement européen au printemps 2000 a bien montré ce qu'il fallait attendre des instances représentatives supranationales.

Il semble préférable de rechercher l'adoption de la taxation des capitaux spéculatifs par un parlement national qui ouvrirait la voie à sa généralisation progressive par d'autres pays. On argue souvent que ce schéma est impossible dans la mesure où une prise de position nationale, isolée sur la scène internationale, aboutirait immanquablement à une fuite massive des capitaux et à une crise financière aiguë pour le pays franc-tireur. C'est oublier que toutes les nations n'ont pas le même poids et que certaines peuvent imposer leurs lois aux investisseurs étrangers sans pour autant les dissuader. Les 35 heures n'ont pas empêché Toyota de venir installer en France son principal site industriel européen. Et les secousses boursières qui ont affecté Coca-cola en juin 1999 après la décision française de retirer de la vente des millions de canettes présumées toxiques dans les départements du Nord ont montré qu'une gigantesque multinationale pouvait pâtir des décisions du gouvernement d'une nation de quelque 60 millions d'habitants. Tout simplement parce que la France, c'est aussi 60 millions de consommateurs, presque tous solvables grâce aux mécanismes de redistribution sociale. La Chine en a-t-elle autant aujourd'hui? Voici une réalité qui n'échappe certainement pas aux analystes financiers.

Il est temps que les deux courants de pensée critiques à l'égard de la globalisation «techno-marchande» - pour reprendre le vocable de Pierre-André Taguieff - que sont les antimondialisation et les républicains se retrouvent pour associer leurs forces. Cela permettrait aux premiers de s'affranchir d'un fond libertaire qui les exclut du champ démocratique et les condamne à la violence, et aux seconds de prendre davantage conscience du caractère planétaire de problèmes qu'ils ont trop souvent tendance à réduire à des enjeux nationaux. En somme, de construire un nouvel internationalisme, solidement campé sur ces deux jambes.

C'est finalement cette convergence inéluctable que pressentait Jaurès, une figure chère à ces deux courants, lorsqu'il écrivait: «Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène.».